The Congo in Comic Strips

T'zée - An African tragedy

Bien qu’il se situe dans un pays africain imaginaire, ce récit en cinq actes ne saurait laisser indifférents les congolais qui y reconnaîtront sans se méprendre, le Zaïre et la fin de règne du maréchal Mobutu Sese Seko, à la tête du pays de 1965 à 1997. Dans la touffeur de la nuit africaine, voici le crépuscule d'un pays et de son tyran, magistralement raconté par Appollo (scénario) et Brüno (dessin).

Chapitre 2
 

T'Zée, une tragédie africaine

Image

L'intrigue

  • À Gbado, palais isolé aux confins d'un pays jamais nommé, les rumeurs disent que T'zée serait en prison, voire peut-être mort. Depuis quelque temps, le pays que dirige cet autocrate corrompu est à feu et à sang, en proie aux conflits et aux violences entre armée, milices, chefs de guerre, mercenaires... Alors que les rebelles ont pris la capitale, Bobbi, la deuxième femme de T'zée, est retranchée avec sa garde rapprochée dans le palais présidentiel. S'y trouve également Hippolyte, le plus jeune des fils de T'zée, né de son premier mariage. Après avoir vécu la belle vie de la jeunesse dorée locale, il était parti faire ses études en France. Là, il a découvert les grandes figures intellectuelles africaines et afro-américaines et a ouvert les yeux sur la situation de son pays, malgré son admiration pour son père. Lui et Bobbi ne se sont jamais entendus. Pourtant, sa belle-mère se consume d'un amour pour lui qu'elle finit par avouer. Alors que Bobbi décide de reprendre le contrôle du pays et qu'Hippolyte est prêt à aller rechercher son père dans une opération commando tarantinesque, voilà que ce dernier revient au palais, acclamé. La tragédie intime et familiale va alors se nouer en parallèle de la tragédie d'un peuple. Et une dernière fête somptuaire, clôturée par un match de catch épique, métaphore du come-back de T'zée, marque la fin d'un règne, la fin des illusions.
T'zée - Une tragédie africaine (Appollo / Brüno)

Le Mythe de Phèdre

Selon la mythologie grecque, Thésée, roi d'Athènes, à son retour de Crète, épouse en second mariage Phèdre, fille du roi de Crète Minos et de Pasiphaé. Selon Pierre Grimal, c'est Deucalion, son frère, qui la donne en mariage à Thésée, tandis que Pierre Commelin évoque son enlèvement par Thésée. Sa défunte épouse, l'Amazone Antiope, lui a déjà donné un fils, Hippolyte. Phèdre donne naissance à deux autres fils, Démophon et Acamas.

Elle tombe amoureuse de son beau-fils, Hippolyte. Voici la raison invoquée par Pierre Grimal de cet amour : Hippolyte honore la déesse Artémis tandis qu'il méprise Aphrodite. Cette dernière, pour se venger, suscite chez Phèdre cette passion coupable. Ainsi, Phèdre s'offre à Hippolyte qui la rejette. Par vengeance et craignant qu'Hippolyte ne révèle tout à son père, elle accuse le jeune homme d'avoir cherché à la violenter.

Furieux mais ne voulant pas tuer son fils lui-même, Thésée appelle aussitôt sur son fils la malédiction du dieu Poséidon, qui lui doit trois vœux. Poséidon invoque un monstre marin à Trézène, qui effraie les chevaux du char qu'Hippolyte conduisait le long de la mer. Effrayés, les chevaux s'emballent et le jeune homme périt, traîné par ses chevaux le long des rochers. Phèdre, de chagrin et de remords, se pend. Le tragédien grec Euripide dans ses deux tragédies consacrées au sujet, mais dont une seule nous est parvenue, propose deux versions de la mort de Phèdre. L'une intervient juste après qu'elle a accusé son beau-fils et provoqué sa mort, l'autre avant même qu'elle ne déclare son amour à Hippolyte.

Le mythe de Phèdre, histoire d’une marâtre, incapable de maîtriser son amour pour le fils de son mari, tirerait son origine d’un ancien mythe lunaire commun au domaine indo-européen.

Commentaires

tzee page 96

  • Voici l’analyse contextuelle particulièrement pertinente de cette oeuvre rédigée pour ActuaBD par Christian MISSIA DIO :

Christian MISSIA DIOIl y a 25 ans, le 17 mai 1997, le règne de Mobutu prenait fin dans la débâcle la plus complète. Isolé politiquement et malade, le vieux léopard a choisi le chemin de l'exil au Maroc, où il mourra quelques mois plus tard. Triste fin pour celui qui était l'un des leaders africains les plus importants du 20ᵉ siècle. En s'inspirant de la tragédie de Racine, "Phèdre", les auteurs Appollo et Brüno revisitent la chute du maréchal Mobutu à travers un récit crépusculaire, puissant et subtil, qui frappe notre imaginaire. "T'Zée" est un roman graphique qui nous rappelle que "la vie est une tragédie quand on la regarde de près. Mais avec un peu de recul, c'est une comédie" (Francis Dannemark).

On l’appelait “l’homme-léopard”, “l’aigle de Kawele”, “Papa Maréchal” ou plus simplement le “roi du Zaïre”. Autant de surnoms pour désigner l’homme politique africain Joseph-Désiré Mobutu, qui a régné sans partage sur l’ex-colonie belge, la République démocratique du Congo, au lendemain de l’Indépendance.

À partir de 1965, Mobutu prend le pouvoir et s’autoproclame “maréchal”. Il impose à partir de 1971 une politique de décolonisation culturelle et de retour à l’authenticité à travers le mouvement de la zaïrianisation : les noms du pays, de la monnaie et du fleuve deviennent Zaïre et la capitale Léopoldville est débaptisée au profit de Kinshasa. Le pantalon et la perruque sont bannis pour les femmes qui portent désormais le pagne et le port du costume-cravate est interdit aux hommes au profit de l’abacost (à bas le costume), une tenue d’inspiration maoïste. Enfin, il supprime les prénoms chrétiens et occidentaux et ordonne le recours aux noms congolais.

Mobutu donne d’ailleurs l’exemple : fini “Joseph-Désiré Mobutu”, place dorénavant à Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga (littéralement “Mobutu le guerrier qui va de victoire en victoire sans que personne puisse l’arrêter”).

C’est une période faste de grandeur pour le Zaïre qui se veut être un pays africain émancipé, fier de ses racines et la locomotive économique de l’Afrique dans la course à la modernité. L’un des temps forts de cette période est l’organisation en 1974 du légendaire “La baston dans la jungle” (The Rumble in the Jungle) qui a permis à Muhammad Ali de reconquérir le titre de champion du monde poids lourd lors d’un combat deCette victoire de l’icône des Droits civiques, Mobutu l’érige en apogée du mobutisme. Ça, c’était pour le côté pile.

Le côté face en revanche, était beaucoup moins reluisant, car Mobutu est à la fois un leader lucide et un tyran aveugle, adepte du culte de la personnalité et à la magie noire. Il transforme son pays en kleptocratie : son clan et lui ponctionnent systématiquement les caisses de l’État et la trésorerie des entreprises nationales. Et tandis que la crise économique guette, le sang coule à nouveau au pays de Lumumba. D’abord celui des opposants politiques et plus tard celui des étudiants lors des manifestations de février 1989. Assurément, le Zaïre de Mobutu est un géant aux pieds d’argile et cette fragilité éclate à la face du monde avec la chute du Mur de Berlin et la fin de la Guerre froide. En effet, Mobutu était considéré par les Occidentaux comme un rempart à la progression des Communistes en Afrique centrale. Mais la déliquescence de l’URSS a rendu l’utilité du “Lider Maximo africain” discutable aux yeux de ses parrains les Américains. Le génocide au Rwanda et la naissance de la rébellion à l’Est du pays sonna le glas du règne de Mobutu.

Kinshasa 1974 - Combat Georges Foreman vs Muhammad Ali

Reclus dans son palais de Gbadolite - considéré comme le Versailles de la jungle - et affaibli par un cancer de la prostate, le vieux léopard doit fuir et opte pour l’exil. Il meurt quelques mois plus tard au Maroc, où son corps repose toujours 25 ans après.

C’est cette période précise de la chute de Mobutu que les auteurs Appollo et Brüno ont choisi de mettre en scène dans leur roman-graphique T’Zée. Un récit construit sur le modèle de la célèbre tragédie de Phèdre, écrite par Jean Racine.

Tout comme dans Phèdre, T’Zée repose sur la mimesis, c’est-à-dire non pas une simple imitation du réel, mais un réel retravaillé par la création poétique.

Les noms des personnages et des lieux sont modifiés tout en gardant une proximité avec la réalité. Le scénariste s’émancipe de la rigueur historique pour nous proposer un récit puissant qui, étrangement, nous permet de nous connecter à l’ambiance de cette fin de règne. Il chapitre les cinq actes de cette tragédie par des citations tirées des romans de grands auteurs africains que sont les Congolais Sony Labou Tansi et Emmanuel Dongala, du Camerounais Mongo Beti, du Malien Amadou Hampaté Bâ et de l’Ivoirien Ahmadou Kourouma. Le style graphique épuré du talentueux Brüno quant à lui colle comme un gant au scénario concocté par Appollo. Grâce à son côté brut, il nous plonge directement dans l’ambiance de ce récit théâtral et fantasmagorique.

Les Auteurs

Appollo

Olivier Appollodorus alias AppolloDe son vrai nom Olivier Appollodorus, Appollo est né en 1969 en Tunisie. Il passe sa petite enfance en Afrique du Nord (en particulier au Maroc), puis sa famille s'installe définitivement à La Réunion à la fin des années 70.

Il fait toute sa scolarité à Saint-Denis, notamment au collège de Bourbon et au lycée Leconte de Lisle, où  en 1986, il fonde avec des amis (comme Téhem, Li-An et Serge Huo-Chao-Si) la revue Le Cri du Margouillat (dont il est le rédacteur en chef depuis 2016) et les éditions Centre du Monde. Il a par ailleurs collaboré à Capsule Cosmique et il participe depuis 2013 à la revue Kanyar

En 2003, il lance la série La grippe coloniale puis la série Fantômes blancs en 2005. L'année 2007 voit la publication de l'album Île Bourbon 1730, coscénarisé par Lewis Trondheim qui traite de la fin de la piraterie et du début de l'esclavage dans l'actuelle île de la Réunion.

Avec Brunö, il signe Biotope (Dargaud, collection "Poisson Pilote", 2007) et la série Commando colonial (Dargaud, "Poisson Pilote", trois albums entre 2008 et 2010 et 1 intégrale en 2015).

Il publie également, avec le dessinateur Stéphane Oiry, Pauline (et les loups-garous) (Futuropolis, 2008) et Une vie sans Barjot (Futuropolis, 2011).

Appollo reçoit le prix Jacques-Lob pour l'ensemble de son œuvre en novembre 2012.

En 2018, il scénarise Chroniques du Léopard avec le dessinateur Téhem (Éditions Dargaud). L'album relate l’amitié de deux adolescents élèves au lycée Leconte de Lisle pendant la Seconde Guerre mondiale, le Léopard faisant référence au bateau ayant libéré La Réunion en novembre 1942.

Après avoir passé quelques années en Afrique centrale, d'abord à Luanda (de 2007 à 2009) puis surtout à Kinshasa (de 2009 à 2014), Appollo vit depuis à La Réunion où il exerce comme professeur de français.

Brüno

Bruno Thielleux alias BrünoBrüno, de son vrai nom Bruno Thielleux, est né le 1er mars 1975 dans le quartier d'Ebingen à Albstadt en Allemagne, d’un père militaire et d’une mère au foyer. Après le bac, il passe un an à l’École Estienne à Paris, puis déménage à Rennes, où il obtient une maîtrise d’arts plastiques.

En 1996, premières parutions aux éditions La Chose : Le Guide Crânien, Vitr le Mo… En 1998, il signe chez Treize étrange, pour qui il réalise Nemo, une libre adaptation du roman de Jules Verne Vingt mille lieues sous les mers.
À partir de 2001, il publie avec Fatima Ammari-B Inner City Blues aux éditions Vents d'Ouest, une série policière ayant pour cadre le milieu noir américain des années 1970. De 2003 à 2006, il anime avec Pascal Jousselin Les Aventures de Michel Swing, un feuilleton improvisé réalisé à quatre mains. D’abord disponible sur internet, la version album paraît aux éditions Treize étrange en 2006.
En 2007, il rencontre Appollo, avec qui il signe chez Dargaud. Ensemble, ils réalisent Biotope (un diptyque de SF), puis la série Commando colonial dans la collection Poisson Pilote.
En 2008, c'est avec le scénariste Nicolas Pothier qu'il signe chez Glénat (Coll. Treize Etrange), Junk, un western mettant en scène des bandits vieillissants.
Avec Fabien Nury, il réalise Atar Gull (Dargaud, 2011) et le série Tyler Cross pour laquelle il obtient le Prix de la BD du Point (2013) puis le Prix de la BD Fnac (2014).
Avec Gwen de Bonneval, Cyril Pedrosa, Hervé Tanquerelle et Fabien Vehlmann, Brüno est un des fondateurs de la revue de bande dessinée numérique Professeur Cyclope (2013).
En 2014, il s'attaque au monde du porno avec Pornopia, un album sans dialogues réservé à un public averti. En 2016, associé à Jean-Baptiste Thoret, il est le co-auteur du roman graphique Le Nouvel Hollywood dans la collection La petite bédéthèque des savoirs (Éditions du Lombard).
Pour l'éditeur Dargaud, il assure le dessin du roman graphique L'homme qui tua Chris Kyle (scénario de Fabien Nury). L'album, qui relate avec un œil critique l'histoire du sniper Chris Kyle, sort en avril 2020 et il est accueilli favorablement par France Info et France Inter. L'ouvrage fait partie de la sélection pour le grand prix de la critique 2021.

 

T'zée - page 156 (Appollo & Brüno - Ed. Dargaud)

Phèdre de Jean Racine

Phèdre, seconde femme de Thésée, roi d’Athènes, éprouve un amour criminel pour Hippolyte, le fils de son époux ; tel est le fatal secret que lui arrache, après bien des prières, Œnone, sa nourrice. Au moment où elle vient de faire ce cruel aveu, Thésée est absent et bientôt le bruit de sa mort se répand dans Athènes. C’est Phèdre elle-même qui vient annoncer cette triste nouvelle à Hippolyte ; dans cette entrevue, sa tête s’égare et elle lui fait l’aveu de ses coupables sentiments. Hippolyte, épouvanté, la repousse avec horreur et Phèdre, humiliée, jure de se venger de cet affront. Cependant avant de le faire, elle essayera encore une fois de fléchir Hippolyte ; maintenant qu’elle est veuve et libre, elle lui fait offrir la couronne pour prix de son amour. Tout à coup le bruit se répand que Thésée n’est point mort ; il arrive même et Hippolyte l’accompagne. Que va faire la reine déshonorée aux yeux de son époux ? Elle est résolue à se donner la mort ; en attendant, loin d’aller à sa rencontre, elle fuit la vue de celui qu’elle redoute. Thésée, interdit de cet accueil, interpelle la reine, et la nourrice de Phèdre ne trouve d’autre moyen de sauver la vie de sa maîtresse, que d’accuser Hippolyte.

Que l’on juge de la colère du malheureux père, lorsque son fils, après ces révélations, ose se présenter devant lui ! Il l’accable de malédictions, le chasse loin de sa présence et conjure même Neptune de punir le coupable jeune homme. Celui-ci se tait et s’éloigne.
La vengeance paternelle ne tarde pas à s’accomplir. Peu après, Théramène accourt pour annoncer la mort d’Hippolyte. Le dieu Neptune a fait sortir du sein de la mer un monstre menaçant ; les chevaux effrayés se sont emportés et l’infortuné jeune homme est mort de ses blessures en protestant de son innocence. À l’ouïe de cette nouvelle, Phèdre, accablée de remords, vient aussitôt tout dévoiler à Thésée ; mais déjà elle s’est fait justice elle-même, car, à peine a-t-elle achevé déparier, qu’elle tombe empoisonnée aux pieds de son époux.

Si la pièce de Jean Racine est un tel monument, c’est par la dimension tragique qu’il fait du destin de Phèdre. C’est un véritable drame psychologique où elle est encore plus décrite comme une victime que la version de Garnier. Afin de la rendre plus poignante et humaine, Racine a apporté de nombreux changements par rapport au mythe initial.